X
C’EST LA VIE

L’amiral Lord Godschale faisait tout son possible pour se montrer affable et faire oublier la froideur qui avait marqué son dernier entretien avec Bolitho.

— Il est temps que nous parlions sérieusement, sir Richard. A l’Amirauté, il peut nous arriver trop fréquemment de devenir durs comme de la pierre et d’oublier les hauts faits qu’accomplissent des officiers tels que vous.

Debout près de l’une des hautes fenêtres, Bolitho contemplait la rue éclairée par le soleil, et le parc un peu plus loin. Londres ne se repose donc jamais, songeait-il. Des charrettes et d’élégants phaétons se bousculaient çà et là, les roues se frôlaient, les cochers rivalisaient entre eux. Des cavaliers et quelques amazones jetaient des taches de couleur vive qui tranchaient avec les véhicules plus modestes et plus ternes, chariots ou voiturettes tirées par des ânes.

Des gens se bousculaient, certains s’arrêtaient pour causer en profitant du chaud soleil de septembre. Des officiers venus des casernes alentour déambulaient dans le parc et essayaient d’attirer l’œil de quelque jeune et jolie femme.

— Nous ne valons que ce que valent nos hommes, répondit Bolitho.

Voilà quelque chose qui était totalement étranger à Godschale. Il était satisfait de sa position, du pouvoir qu’elle lui donnait et croyait très probablement qu’aucun vaisseau, aucun commandant ne seraient bons à quoi que ce fût sans sa main qui les guidait de loin.

Bolitho le regardait remplir deux grands verres de madère. C’était étrange, penser qu’ils avaient servi tous deux dans le temps comme capitaines de frégate pendant la guerre d’Indépendance. Ils avaient été promus capitaines de vaisseau le même jour, mais le fringant officier d’alors était bien loin. L’amiral était un homme de haute taille, solidement bâti et encore séduisant, malgré une complexion un peu rondelette qu’il n’avait pas gagnée sur le pont et dans la tempête. Mais derrière cette apparence policée se cachait un caractère d’acier. Bolitho se souvenait très bien de la façon dont avait pris fin leur dernier entretien, l’année précédente, lorsque Godschale avait essayé de l’éloigner de Catherine et de le ramener à Lady Belinda.

Bolitho ne croyait pas que Godschale eût trempé dans le plan horrible monté pour fabriquer de fausses preuves destinées à faire jeter Catherine dans cette prison misérable des Waites. De temps en temps, elle se réveillait près de lui en hurlant comme si elle se débattait encore contre ses geôliers, alors que bien des mois s’étaient déjà écoules depuis qu’il l’avait tirée de là.

Non, il y avait beaucoup de choses à redire sur la conduite de Godschale, mais il n’avait pas assez de tripes pour monter une affaire hasardeuse qui aurait pu le jeter à bas de son trône. Si l’homme avait une faille, elle restait bien cachée ; peut-être une trop grande confiance dans sa propre intelligence ? Il avait probablement été utilisé par le mari de Catherine, tout comme Belinda, c’était la seule hypothèse.

Bolitho serra les dents : il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où pouvait se trouver le vicomte Somervell. Il avait pourtant eu bruit des rumeurs, on disait qu’il effectuait une nouvelle mission pour le compte de Sa Majesté en Amérique du Nord. Il essaya de ne plus y penser, sachant que, si d’aventure leurs chemins se croisaient, il le provoquerait en duel. Somervell avait la réputation d’être une fine lame, encore qu’il préférât en général le pistolet. Bolitho posa la main sur le vieux sabre accroché à sa hanche. Peut-être quelqu’un d’autre lui volerait-il cette occasion.

Godschale lui tendit son verre et haussa les sourcils :

— Vous vous rappelez, hein ? – il but une petite gorgée de madère : A nos jours glorieux, sir Richard ! – et le regardant avec une certaine curiosité : A des jours plus heureux, peut-être.

Bolitho s’assit et plaça son sabre le long de la jambe.

— Les escadres françaises qui se sont glissées entre les mailles du blocus, vous vous en souvenez, milord ? C’était avant que je fisse voile vers Le Cap. Les a-t-on interceptées ?

Godschale fit la grimace. Ce soudain intérêt que manifestait Bolitho, cet éclair dans ses yeux, rien de cela ne lui avait échappé. Il savait parfaitement que l’épouse du vicomte se trouvait à Londres et affichait ouvertement sa liaison comme si elle voulait susciter encore davantage d’hostilité et de critiques. Le cas de Nelson avait été assez embarrassant comme cela, mais au moins, on avait réussi à étouffer la chose. Personne ne savait apparemment où était passée Lady Hamilton, ni ce qu’elle était devenue depuis la mort de Nelson à Trafalgar.

Godschale ne se souciait guère du caractère ni de la réputation de Somervell. Cela dit, il avait encore des amis à la Cour, certains fort puissants, Sa Majesté elle-même l’avait déjà sorti de scandales autrement fâcheux. Cela dit, le roi ou plus probablement, un de ses proches conseillers, avait fort opportunément éloigné Somervell de Londres, le temps de résoudre ou mieux, de supprimer, le problème que posait le cas de Bolitho.

L’amiral était suffisamment intelligent pour comprendre que, indépendamment de ses propres sentiments, Bolitho était devenu par tout le pays quelqu’un d’aussi populaire que Nelson. Nul ne mettait son courage en doute et, en dépit de méthodes fort peu orthodoxes, il remportait des victoires.

En temps de paix, son aventure avec Lady Somervell n’aurait pas été tolérée une seule seconde. Tous deux auraient été chassés, bannis de la bonne société, Bolitho aurait dû abandonner définitivement tout rêve de carrière. Mais on n’était pas en temps de paix, Godschale savait quel prix attacher à des chefs qui gagnent, des chefs capables d’entraîner leurs hommes et leur pays, de leur donner un souffle. Il répondit :

— La plus grosse des deux escadres était placée sous la marque de notre vieil ennemi, le vice-amiral Leissègues. Il a réussi à se faufiler entre nos croisières. Néanmoins, Sir John Duckworth, qui croisait devant Cadix, a rassemblé certains renseignements, selon lesquels une escadre française relâchait à Saint-Domingue. Duckworth s’était déjà lancé à la poursuite de Leissègues, mais il était sur le point d’abandonner lorsqu’il a appris la chose. Il les a tout de même bloqués contre la terre et, bien qu’ils aient coupé leurs câbles en apercevant Duckworth et son escadre, il les a obligés à engager le combat. Il s’est emparé de tous les vaisseaux, sauf d’un cent-vingt canons, L’Impérial, qui s’est échoué et auquel il a mis le feu. Il aurait fait un renfort bienvenu à notre flotte – il soupira : Enfin, on ne peut pas tout avoir !

Bolitho réprima un sourire : à l’entendre, on aurait cru que l’amiral avait personnellement remporté cette victoire. Godschale poursuivit :

— L’autre escadre française a été contrainte à se battre et a perdu plusieurs vaisseaux avant de s’enfuir et de se réfugier au port.

Bolitho reposa son verre et resta là à le regarder, l’air amer.

— Comme j’envie Duckworth. Un combat décisif, bien pensé et bien exécuté. Napoléon doit en être fou de rage !

— Ce que vous avez fait au Cap n’est pas moins important, sir Richard.

Godschale remplit les verres pour se donner le temps de réfléchir.

— De précieux bâtiments ont pu venir renforcer la flotte grâce à votre prompte intervention. C’est pour cela que je vous avais proposé pour cette mission – il lui fit un léger clin d’œil : Encore que, vous savez quelles étaient mes véritables raisons à l’époque, non ?

— Un capitaine de vaisseau aurait fait l’affaire, répondit Bolitho en haussant les épaules.

Godschale brandit l’index, l’air solennel :

— C’est exactement le contraire. Ils avaient besoin que quelqu’un leur donnât l’exemple. Croyez-moi, je le sais !

Il se dirigea vers son bureau et, pour la première fois, Bolitho nota qu’il claudiquait. Infirmité qu’il partageait avec Lord Saint-Vincent, songea-t-il. La goutte : une nourriture trop riche et une vie trop sédentaire.

Godschale prit quelques papiers.

— Je vous ai parlé de votre nouveau navire amiral, le Prince Noir. Un bien beau vaisseau à tous égards, d’après ce que je comprends.

Bolitho était heureux de le voir le nez dans ses papiers, cela lui évitait de remarquer son petit sourire narquois. Ce que je comprends. Il était comme Poland : il préférait rester du bon côté de la barrière, au cas où il se révélerait plus tard qu’il manquait quelque chose. Godschale releva les yeux :

— Avez-vous déjà choisi votre capitaine de pavillon, ou dois-je m’en occuper ?

— Dans d’autres circonstances, répondit Bolitho, j’aurais opté pour le capitaine de vaisseau Valentine Keen, sans aucune hésitation. Mais, compte tenu de son mariage prochain et du fait qu’il vient d’être employé sans relâche à des tâches exigeantes, je ne peux me résoudre à le demander.

— Mon adjoint vient de recevoir une lettre de votre ex-capitaine de pavillon, qui propose ses services. J’ai trouvé cela étrange, je pensais qu’il s’adresserait d’abord à vous – il leva les sourcils une fois encore : Un homme de valeur, n’est-ce pas ?

— Un excellent commandant et un ami fidèle.

Il avait du mal à rassembler ses pensées, avec ce Godschale qui lui parlait de son nouveau bâtiment. Qu’était-il arrivé à Keen ? Cela n’avait pas de sens.

— Naturellement, poursuivit Godschale, les temps sont durs, les officiers subalternes sont novices et les professionnels vraiment compétents trop vieux. Mais personne ne rajeunit, n’est-ce pas ? Il fronça brusquement le sourcil : J’apprécierais donc une décision rapide de votre part. Nombreux sont les capitaines de vaisseau qui donneraient leur vie pour avoir la chance de commander le Prince Noir avec votre marque en tête de misaine.

— Vous me feriez une grande faveur, milord, en me laissant le temps d’élucider cette affaire.

On avait l’impression, au ton de sa voix, qu’il quémandait une faveur. Et telle était bien son intention.

— Naturellement, répondit Godschale avec un large sourire. Les amis servent à cela, hein ?

Bolitho jeta un rapide coup d’œil à la pendule accrochée au mur, un objet sophistiqué orné d’angelots dorés aux joues gonflées, représentant les quatre aires du vent.

— Je reste à Londres pour l’instant, milord, à l’adresse que j’ai indiquée à votre secrétaire.

Godschale, que la bonne humeur semblait avoir abandonné, arborait un sourire forcé.

— Euh, oui, tout à fait. L’hôtel de Lord Browne. Il a été votre aide de camp avant de quitter la marine ?

— Oui, c’était un véritable ami.

— Hmmm, on dirait que vous n’en manquez pas !

Bolitho attendait la suite. Godschale essayait d’imaginer les choses. Catherine et lui, réunis, qui se moquaient comme d’une guigne de ce que les gens pouvaient bien penser. Il se leva et rajusta son sabre sur sa hanche.

— Je ne veux pas attiser de vieilles braises, fit Godschale d’une voix grave, mais s’il y a encore une chance que vous reveniez… euh, bon sang, mon vieux, vous savez ce que je veux dire !

Bolitho secoua négativement la tête.

— Aucune, milord. Autant que vous le sachiez maintenant… je n’ignore pas que votre femme est amie de mon épouse. Encourager des sentiments qui ne seront pas payés de retour serait une grave erreur.

Godschale le fixait, comme s’il tentait de trouver la répartie adéquate. Sans succès. Il reprit :

— Nous nous reverrons bientôt. Ce jour-là, j’espère que j’aurai des nouvelles toutes fraîches à vous annoncer. Mais en attendant, laissez-moi vous rappeler une chose. Un boulet français peut estropier ou tuer un homme, mais, à terre, le même homme peut tout aussi bien être atteint et sa réputation tachée de mille et une façons !

Bolitho se dirigeait vers la porte.

— Je crois toujours que la première option est bien la plus dangereuse, milord.

Lorsque la porte se fut refermée, l’amiral Lord Godschale donna du poing sur ses papiers. Qu’il aille au diable avec son insolence !

Une autre porte s’ouvrit doucement et le secrétaire de l’amiral passa la tête.

— Milord ?

— Rien, fit Godschale, fulminant.

L’homme fit la grimace.

— Votre visiteur suivant arrive dans très peu de temps, milord.

Godschale s’assit précautionneusement et se versa un autre verre de madère.

— Je ne recevrai personne avant une demi-heure.

Mais le secrétaire insista :

— Mais pourtant, milord, vous n’avez pas d’autre rendez-vous, pas avant…

— Personne à l’Amirauté n’écoute-t-il donc ce que je dis ? cria presque l’amiral. Je le sais bien ! Mais, avec un peu de chance, sir Richard Bolitho se raccommodera avec le contre-amiral Herrick dans l’antichambre. Je veux leur fournir l’occasion de se rappeler le bon vieux temps. Comprenez-vous ?

Le secrétaire n’y comprenait rien, mais savait qu’il valait mieux ne pas s’attirer une seconde algarade.

Godschale soupira dans son bureau redevenu désert. On ne peut pas tout faire !

 

Il y avait dans la salle d’attente deux capitaines de vaisseau qui, assis, évitaient soigneusement de se regarder et essayaient, autant que faire se peut, de rester aussi éloignés l’un de l’autre. Bolitho savait qu’ils attendaient d’être reçus par quelque officier supérieur ou par un fonctionnaire de l’Amirauté. Il avait connu plus souvent qu’à son tour ce qu’il leur arrivait, cette appréhension et ce malaise. Avancement, réprimande ? Un nouveau commandement, ou le premier pas vers l’oubli ? A l’Amirauté, ce genre de choses faisait partie de la routine.

Les deux officiers bondirent sur leurs pieds en voyant Bolitho entrer dans la longue pièce. Il leur fit un signe de tête bienveillant. Tout disait dans leur attitude qu’ils l’avaient reconnu et ils ne cachaient pas une certaine curiosité. Ils se demandaient ce qu’il faisait là, ce que cela pouvait indirectement avoir comme conséquence pour eux. Plus probablement, ils étaient plus curieux de l’homme que de l’amiral et de sa réputation, fondée ou non.

Quant à Bolitho, il était préoccupé de ce que venait de lui annoncer Godschale, à propos de son capitaine de pavillon. Il avait du mal à le croire. Il savait que Keen s’inquiétait de sa différence d’âge avec l’adorable Zénoria, la jeune fille qu’il avait arrachée au transport de déportés la conduisant à Botany Bay. Keen avait quarante et un ans, elle allait bientôt en avoir vingt-deux. Leur amour mutuel s’était déclaré de façon si brutale, après toutes ces souffrances, il sautait aux yeux de tous ceux qui les connaissaient. Il fallait qu’il sût ce qu’il s’était passé. Si Keen avait été poussé à se porter volontaire par amitié ou par loyauté, Bolitho devait absolument l’en dissuader.

Il avait presque atteint la grande porte à double battant quand il aperçut Herrick, tétanisé, qui le regardait comme s’il tombait du ciel.

Herrick était massif et légèrement courbé, comme si le poids de ses responsabilités de contre-amiral commençait à se faire sentir. Ses cheveux châtains étaient plus grisonnants qu’avant, mais il n’avait pas changé, depuis le jour où il était venu porter assistance à l’Hypérion, au cours de cette terrible bataille.

Sa main était aussi ferme qu’à leur première rencontre, lorsqu’il avait embarqué comme second de Bolitho à bord de la Phalarope. Et ses yeux clairs étaient aussi bleus, aussi désarmants qu’au premier jour.

— Mais que faites-vous… s’exclamèrent-ils d’une seule voix.

— Je suis si heureux de vous voir, Thomas, lui dit Bolitho d’un ton plein de chaleur.

Herrick jeta un regard soupçonneux aux deux capitaines de vaisseau, comme pour s’assurer qu’ils étaient trop loin pour les entendre.

— Moi aussi, sir Richard – puis se reprenant avec un sourire timide : Richard.

— J’aime mieux ça.

Bolitho observait l’inquiétude perceptible chez son vieil ami. Il n’y avait donc rien de changé. Et tout cela à cause de Catherine. Il refusait d’en rester là, il ne pouvait comprendre comment cette distance était née entre eux. Il lui dit :

— On m’a donné le Prince Noir. Je vais arborer ma marque dès qu’il sera sorti d’armement, quelle qu’en soit la date. Vous connaissez les arsenaux et leurs habitudes bizarres !

Herrick ne se laissait pas attendrir. Après l’avoir étudié un instant, il lui demanda :

— Votre œil, comment va-t-il ?

Il hocha lentement la tête et Bolitho retrouva celui qu’il connaissait et à qui il faisait confiance depuis toujours.

— Je n’en ai parlé à personne. Mais je continue à penser…

— Que faites-vous ici ? lui demanda Bolitho.

Herrick rentra le menton dans son col, geste qui lui était devenu habituel lorsqu’il était confronté à un problème épineux.

— Je suis toujours à bord du Benbow – il eut un sourire forcé : Mais j’ai un nouvel aide de camp. Je me suis débarrassé de ce type, celui qui avait un nom français. De Broux… trop mou à mon goût.

Bolitho se sentait envahi d’une étrange tristesse. Quelques années plus tôt seulement, le Benbow arborait sa marque et Herrick était son capitaine de pavillon. Si les navires pensaient, ils devaient rêver de temps en temps aux hommes et au destin qui les faisaient vivre.

Herrick sortit sa montre.

— Je dois aller me présenter à Lord Godschale.

Il prononça ce nom avec un peu de dégoût. Bolitho imaginait sans peine ce qu’il pouvait penser de l’amiral.

Comme si cela lui venait soudain, Herrick reprit :

— Je vais recevoir le commandement d’une escadre qui doit croiser en mer du Nord – il sourit de toutes ses dents : L’Anémone que commande Adam sera ma seule et unique frégate ! Il y a des choses qui ne changeront jamais, mais je suis bien content de l’avoir avec moi.

Une horloge sonna et Herrick dit, visiblement inquiet :

— Vous me connaissez, j’ai horreur d’être en retard.

Bolitho s’attendait à ce que les choses se gâtent, mais le coup ne vint pas de là où il l’avait prévu.

— Votre nouveau vaisseau amiral. On finit de l’armer à Chatham ?

Il parlait d’une voix précipitée, comme s’il ne parvenait pas à maîtriser ce qui le préoccupait.

— Lorsque vous irez voir votre vaisseau, et j’ai trop souvent été sous vos ordres pour ne pas connaître vos manies, auriez-vous le temps de rendre visite à ma Dulcie ?

— Qu’y a-t-il, Thomas ? lui demanda doucement Bolitho.

— Je n’en suis pas sûr, et je le jure devant Dieu. Mais elle est si fatiguée. Elle s’épuise avec ses œuvres de charité et tout le reste, elle ne se repose jamais quand je suis en mer. Je me tue à le lui répéter, mais vous savez comme elles sont. Je crois qu’elle est trop seule. Si nous avions eu le bonheur d’avoir des enfants, même un seul, comme Lady Belinda et vous – il se tut brusquement, confus de s’être autant livré : Mais c’est la vie, j’imagine.

Bolitho lui prit le bras.

— J’irai la voir. Catherine persiste à essayer de me tramer chez un chirurgien, cela nous permettra peut-être de trouver une personne susceptible d’aider Dulcie.

Les yeux bleus de Herrick se durcirent.

— Je suis désolé, j’ai parlé sans réfléchir. J’étais si préoccupé par mes propres soucis que cela m’a échappé – il détourna le regard : Peut-être vaudrait-il mieux que vous n’alliez pas la voir.

Bolitho le fixait :

— Ce sujet nous sépare-t-il toujours, Thomas ?

Herrick le regarda, l’air pitoyable.

— Ce n’est pas de mon fait – il s’apprêta à partir : Je vous souhaite bon vent, Richard. Rien ne pourra diminuer l’admiration que je vous porte, rien.

— De l’admiration ? Bolitho le regarda partir, puis le rappela : Voilà ce que sont devenues nos relations, Thomas ? Mais bon sang, mon vieux, sommes-nous devenus des gens aussi ordinaires ?

Les deux capitaines de vaisseau s’étaient levés au passage de Herrick, les yeux écarquillés, comme s’ils avaient du mal à croire à la réalité de la scène qui se déroulait devant eux entre ces deux amiraux.

Bolitho se retrouva devant la façade imposante de l’Amirauté et, en dépit du soleil et des nombreux passants, il tremblait de tous ses membres.

— Laissez-moi tranquille, espèce de misérable !

Bolitho leva les yeux, encore hors d’haleine. Il aperçut un jeune homme qui, accompagné de deux jeunes femmes, tendait le poing à une silhouette accroupie au bord de la chaussée. Le contraste était si violent que la tête lui en tourna… ce jeune homme élégamment vêtu et ses deux coquettes, la silhouette accroupie habillée d’une tunique rouge et qui tendait une petite coupelle de fer-blanc…

— Arrêtez !

Bolitho vit les jeunes gens se retourner, tout surpris. Plusieurs passants s’étaient arrêtés pour voir la suite. Sans se soucier de tous ces gens, Bolitho s’approcha de l’homme en guenilles. Le mendiant commença d’une voix précipitée :

— Je ne faisais de mal à personne, amiral !

— Ça devrait pas être permis, laisser ces gens-là mendier comme ça ! cria une voix.

— A quel régiment apparteniez-vous ? demanda lentement Bolitho.

L’homme le fixait comme s’il avait mal entendu. Il n’avait plus qu’un bras, son corps était tout tordu. Il avait l’air vieux, Bolitho se dit qu’il devait pourtant être plus jeune que lui.

— Trente et unième d’infanterie, amiral – et se tournant vers les spectateurs, l’air méfiant : Le vieux régiment du Huntingdonshire, amiral. On servions comme fusiliers.

Ce sursaut de fierté céda aussi vite :

— J’étais avec Lord Howe quand ça m’est arrivé.

Bolitho fit volte-face et fixa le jeune homme pendant de longues secondes.

— Je ne m’aviserai pas de vous poser ce genre de question, monsieur, je devine facilement ce que vous êtes.

Le jeune homme était tout pâle :

— Vous n’avez pas le droit…

— Oh non, mais je le prends tout de même. Il y a justement un enseigne du détachement de presse qui descend de Tower Hill. Un mot, un seul mot de moi et vous apprendrez très vite ce que veut dire se battre pour son roi et pour sa patrie !

Il était furieux contre lui-même de proférer pareil mensonge. Les détachements de presse ne s’aventuraient jamais dans les beaux quartiers. Mais le jeune homme disparut sans demander son reste, laissant sur place ses deux amies qui le regardèrent s’en aller avec surprise, humiliées d’avoir été ainsi abandonnées.

Bolitho jeta une poignée de pièces dans la coupelle.

— Dieu vous garde. Et ne vous laissez jamais aller à croire que, ce que vous avez fait, vous l’avez fait en vain.

L’homme regardait les guinées d’or, tout ébahi. Bolitho savait bien qu’il se soulageait lui-même en parlant ainsi.

— Votre courage doit vous soutenir, tout comme vos souvenirs.

Il reprit son chemin, ses yeux jetaient des éclairs. C’est alors qu’il aperçut la voiture qui se dirigeait vers lui. Elle ouvrit la portière avant que le cocher ait eu le temps de sauter à terre et lui dit :

— J’ai assisté à la scène, ce que tu viens de faire – elle lui mit un doigt sur les lèvres : Tu semblais si bouleversé… tu as été déçu par ton rendez-vous à l’Amirauté ?

La voiture se glissa dans le trafic, il lui posa la main sur le bras.

— Cela ne nous vaut rien de bon, à tous. Je croyais que j’étais capable de comprendre les gens. A présent, je n’en suis plus si sûr – il se tourna vers elle et lui fit un sourire : La seule chose dont je sois sûr, c’est de toi.

Catherine glissa son bras derrière lui en regardant par la fenêtre. Elle avait vu Herrick monter les marches de l’Amirauté. Le reste, l’empoignade de Bolitho avec ce jeune dandy, n’avait pas besoin d’explication. Elle lui répondit d’une voix douce :

— Alors, profitons-en.

 

Tom Ozzard fit halte pour s’appuyer sur une balustrade de pierre, le temps de retrouver ses repères. A son grand étonnement, il respirait calmement. Le petit homme marchait depuis des heures, parfois inconscient de ce qu’il était en train de faire. Mais, au fond de lui, il savait pertinemment où il allait.

Il avait d’abord suivi les quais de la Tamise avant de s’engager dans un lacis de ruelles misérables où des balcons délabrés se touchaient presque au-dessus des têtes comme pour faire obstacle à la lumière du jour. Il reconnaissait à chaque tournant le Londres qu’il avait connu, comme si c’était hier. Ce quartier qui grouillait de vie, les cris de la rue, l’air qui sentait le crottin et le caniveau. A un coin de rue, un homme vantait ses produits, des huîtres fraîches dans un tonneau, des marins en gobaient en arrosant le tout d’une bonne lampée de bière acre. Ozzard avait vu le fleuve à plusieurs reprises pendant sa marche. Du pont de Londres à l’île aux Chiens, le fleuve était embouteillé de navires marchands dont les mâts et les vergues dansaient en cadence au rythme de la marée, comme une forêt d’arbres dépouillés de leurs feuilles.

Dans les tavernes alignées à touche-touche le long du fleuve, des marins sifflaient les putains trop maquillées et dépensaient leur paye en bière ou en genièvre, sans même savoir s’ils reviendraient, un jour, de mer. Ils ne semblaient pas plus troublés que cela par les restes pourrissants de quelques pirates qui dansaient aux gibets sur le quai des Exécutions.

Ozzard retint son souffle : il était arrivé dans cette rue tel un automate.

Il se mit à respirer plus vite, hésitant à obliger ses jambes à le faire avancer sur la chaussée pavée. Cela ressemblait au cauchemar qu’il faisait si souvent. Il reconnaissait même la pâle lumière orange qui éclairait pontons et boutiques du quartier des docks. On disait que le quartier abritait davantage de voleurs et de coupe-gorge que tout le pays. Cette petite rue de Wapping Wall était ou avait été respectable, avec ses maisons bien propres que possédaient ou louaient d’honnêtes marchands, des écrivains, des agents commerciaux, des avitailleurs.

Un rai de soleil rasait le toit de ce qui avait été sa vieille maison. Il retint son souffle : on aurait cru qu’elle était pleine de sang.

Ozzard jeta un coup d’œil inquiet autour de lui, son cœur battait à tout rompre comme pour s’arracher à sa chétive carcasse. C’était de la folie ; il était fou. Il n’aurait jamais dû revenir, peut-être des gens se souvenaient-ils encore de lui. Lorsqu’il avait accompagné Bolitho à Londres, il était venu dans une autre voiture avec Allday et Yovell. Tous trois si différents et pourtant si proches.

Osant à peine bouger, il tourna un peu la tête pour observer la boutique installée en face de la rangée de maisons.

En ce jour horrible, lorsqu’il s’était enfui de chez lui sans se soucier du sang qui lui souillait les mains, il s’était arrêté pour regarder cette boutique. Dans ce temps-là, elle portait une enseigne, Tom Ozzard, Ecrivain. A présent, le commerce s’était agrandi et on avait ajouté : & Fils.

Il repensa à cet épisode, lorsque Sir Piers Blachford, le chirurgien, avait fait mention de cet écrivain en remarquant qu’il n’avait jamais vu ailleurs ce patronyme, Ozzard. Il avait manqué s’évanouir.

Mais pourquoi suis-je revenu ?

— Tu cherches queq’chose, mat’lot ?

Ozzard secoua négativement la tête.

— Non. Merci.

Et il se détourna pour cacher son visage.

— Comme tu voudras.

L’inconnu se dirigea vers une taverne dissimulée derrière les boutiques, Ozzard la connaissait. Il la connaissait parce qu’il s’y arrêtait pour boire une bière, avant de rentrer chez lui. L’avocat qui l’employait comme clerc le renvoyait souvent avant l’heure pour le remercier de tout le travail supplémentaire qu’il abattait. Si seulement je ne m’étais pas arrêté boire un coup. Mais au moment même ou cette idée fumeuse l’effleurait, il savait bien qu’il essayait de se tromper lui-même. Cela faisait sans doute des mois qu’elle se riait de lui. Elle attendait qu’il fût parti à son bureau, près de Billingsgate, et puis son amant arrivait. Sûrement, tous les habitants de la rue devaient être au courant ou avaient deviné ce qu’il se passait. Pourquoi ne lui avait-on rien dit ?

Il s’appuya contre un mur, il avait un goût de vomi dans la bouche.

Elle était si jeune, si belle. Elle était dans les bras de son amant lorsqu’il était arrivé inopinément de la rue. Il y avait du soleil, une journée pleine de promesses, un jour comme aujourd’hui.

Et ces hurlements qui redoublaient, qui devenaient des cris perçants et la hache qui s’abattait sur leurs nudités. Encore et encore, et toujours ces coups, jusqu’à ce que la pièce fût devenue comme ce qu’il avait vu si souvent depuis, depuis qu’il avait rencontré Richard Bolitho.

Il n’avait pas entendu le lourd martèlement des pas et le cliquetis des armes. Une voix cria :

— Toi ici ! Ne bouge pas, contrôle !

Il tremblait de tous ses membres lorsque, se retournant enfin, il vit le détachement de presse qui débouchait au coin de la rue qu’il avait juste passé. Les hommes ne ressemblaient pas à ceux que l’on voyait dans les villages de pêcheurs ou dans les ports de guerre. Ceux-là étaient armés jusqu’aux dents, ils pourchassaient de possibles recrues dans un quartier rempli de marins qui presque tous possédaient des papiers en règle, le sauf-conduit qui leur épargnait de rejoindre la marine de guerre.

Un canonnier taillé comme un colosse, matraque pendue au poignet et coutelas passé négligemment à la ceinture, fit :

— Alors, qu’est-ce-t’y donc qui se passe ?

Il aperçut la veste bleue à boutons dorés d’Ozzard, les chaussures à boucles qu’affectionnaient tant les marins quand ils avaient assez d’argent pour s’en offrir.

— Toi, t’es pas marin, ça j’en suis ben sûr !

Il lui mit la main sur l’épaule et le fit pivoter sous l’œil rigolard de ses hommes.

— Alors les gars, qu’en dites-vous ?

— Je… fit Ozzard, tout tremblant, je suis enrôlé.

— Poussez-vous !

Un enseigne se fraya un chemin au milieu des hommes et, regardant avec curiosité Ozzard :

— Allez, parle, mon garçon ! La marine a besoin de bras – et inspectant Ozzard du regard : Si tu es enrôlé, c’est à bord de quel vaisseau ?

— Je… je suis au service de sir Richard Bolitho – il réussit à regarder l’officier sans faiblir –, vice-amiral de la Rouge. Il se trouve à Londres présentement.

— L’Hypérion ? lui demanda l’enseigne, était-ce bien ton dernier bâtiment ?

Il était redevenu plus calme. Voyant que Ozzard acquiesçait, il poursuivit :

— Va-t-en d’ici, mon gars, ce n’est pas un endroit pour les honnêtes gens après la tombée de la nuit.

Le canonnier quêta l’approbation de son officier puis mit quelques pièces dans la main d’Ozzard.

— Tiens, va t’en jeter un p’tit coup. Ça j’dois dire qu’tu l’as pas volé après ce que t’as vu et c’que t’as fait !

Ozzard ferma les yeux, manquant presque s’évanouir. Un p’tit coup. Comme Allday aurait dit. Tout son être avait envie de crier, de les rappeler. Ne voyaient-ils pas ce nom inscrit sur le fronton de la boutique ? Qu’auraient-ils dit, s’il leur avait raconté comment il s’était enfui, comment il avait couru jusqu’à Tower Hill, jusqu’à ce qu’il se cogne dans un détachement de presse ? En ce temps-là, il y en avait toujours un qui traînait près des tavernes et du théâtre, paré à mettre la main sur un ivrogne saoul à force de rhum et à lui faire signer son engagement dans un élan de ferveur patriotique.

Comment auraient-ils réagi s’il leur avait décrit ce qu’il laissait derrière lui, dans cette petite maison bien tranquille ? Il s’obligea à la regarder. Le soleil n’éclairait plus la fenêtre.

Lorsqu’il se retourna, le détachement de presse avait disparu et, l’espace d’une seconde, il crut que c’était son supplice qui continuait, le remords qui ne voulait pas le laisser en paix. Puis, baissant les yeux, il regarda sa main, vit les pièces que le canonnier lui avait données. Je ne veux pas de ta pitié. Les pièces qu’il lança vers les ombres qui s’allongeaient cliquetèrent sur les pavés. Laissez-moi tranquille !

Il entendit quelqu’un crier, aperçut un rideau que l’on tirait dans la maison contiguë à celle qui avait été la sienne. Mais il ne vit personne.

Il poussa un soupir et tourna le dos à la place et à la boutique qui portait son nom.

Quelque part, dans le fouillis des ruelles, il entendit un gémissement étouffé, quelqu’un qui criait de douleur, puis le silence revint. Le détachement de presse avait trouvé au moins une victime qui se réveillerait avec la gueule de bois à bord du ponton sur la Tamise.

Il enfonça les mains dans les poches de sa vareuse et reprit le long chemin qui allait le ramener de l’autre côté de Londres.

Sa silhouette maigrichonne se perdit rapidement dans l’ombre. Derrière lui, la maison était toujours là, comme avant : elle attendait.

 

A quelques milles en amont de Wapping, là où Ozzard avait accompli son sinistre pèlerinage, Bolitho, penché en avant, offrait sa main à Catherine pour l’aider à débarquer de la plate qui leur avait permis de traverser la Tamise. C’était le crépuscule, le ciel sans nuages brillait d’une multitude d’étoiles. Une soirée idéale pour commencer ce que Catherine lui avait annoncé comme un enchantement.

Bolitho mit une pièce dans la main du batelier, et fut même plus que généreux afin de le retrouver là lorsqu’ils devraient retraverser le fleuve. L’homme arborait un sourire réjouissant, il n’avait pas quitté Catherine des yeux tout en menant adroitement sa petite embarcation dans le clapot.

Bolitho ne pouvait l’en blâmer. Lorsqu’à l’hôtel de Lord Browne, il avait descendu l’escalier, il l’avait trouvée debout dans le hall près d’un chandelier allumé. Elle portait une robe de soie sauvage, presque identique à celle qu’elle avait cette nuit-là, à Antigua, lorsqu’il l’avait revue après leur si longue séparation. Catherine aimait le vert, sa robe ce soir avait viré au noir lorsqu’elle s’était tournée vers lui. Le décolleté profond dégageait sa gorge et la naissance affriolante de ses seins. Ses cheveux étaient attachés haut, il avait remarqué qu’elle portait les boucles d’oreilles en argent ciselé, le premier cadeau qu’il lui ait fait. Celles-là même qu’elle avait réussi à sauver en les cousant dans sa robe lorsqu’on l’avait conduite à la prison de Waites.

Le batelier lui fit un grand sourire :

— J’s’rai là, amiral… Et maintenant, allez-vous amuser et profitez-en bien !

Bolitho regarda le bateau retraverser le fleuve pour aller prendre d’autres pratiques.

— Je ne comprends pas.

Il baissa les yeux sur sa vareuse bleu marine achetée à Falmouth chez ce vieux Joshua Miller. A la suite de son père, ce tailleur confectionnait depuis la nuit des temps les uniformes de la famille Bolitho et d’autres officiers de Falmouth.

— Comment a-t-il pu deviner ?

Elle ouvrit son éventail tout neuf et le regarda par-dessus. Ses yeux brillaient à la lueur des lanternes.

— Il y a décidément plus de gens que je n’imaginais à être au courant, pour nous deux.

Elle secoua la tête :

— Mais que crois-tu donc, Richard ? C’est ma petite surprise… pour te faire oublier des choses plus sérieuses.

Bolitho avait entendu parler de ces jardins d’agrément que l’on trouve à Londres, mais n’y était jamais venu. Celui-ci, à Vauxhall[4], était le plus célèbre de tous. L’endroit était enchanteur : on y trouvait des buissons éclairés par des lanternes, des massifs de roses sauvages, et les oiseaux profitaient de la gaieté ambiante et de la musique au moins autant que les visiteurs.

Bolitho régla le montant de l’entrée, une demi-couronne par personne, et laissa Catherine le guider dans la Grande Promenade bordée d’ormes alignés au cordeau. Ils dépassèrent des allées de gravier qui menaient à de discrètes grottes, des cascades, et des fontaines.

Elle lui serra plus fort le bras.

— Je savais que tu aimerais. C’est mon Londres.

Du bout de son éventail, elle lui indiqua les petits salons où soupaient des dames habillées et leurs cavaliers en écoutant les nombreux orchestres. On y buvait du champagne, du cidre ou du bordeaux, selon que l’envie vous en prenait.

— Plusieurs des musiciens qui jouent ici appartiennent aux plus grands orchestres. Ils viennent jouer pour se faire des extras et se remplir le ventre, en attendant le début de la saison.

Bolitho ôta sa coiffure. L’endroit était bondé, l’air embaumait de senteurs lourdes qui se mêlaient à celles des fleurs et à la vague odeur du fleuve.

Catherine portait un châle à la mode espagnole car il faisait frais le soir, si près du fleuve. Elle l’avait laissé tomber sur ses bras et sa gorge luisait doucement à la lueur des lanternes, ou laissait entrevoir des ombres et des vallées provocantes alors qu’ils marchaient dans le sentier.

Le décor se renouvelait sans cesse, des chansons drôles et des ballades assez vulgaires se mêlaient aux œuvres de grands compositeurs ou à des airs de danse entraînants. Il y avait beaucoup d’uniformes, surtout ceux rouges à parements bleus des régiments royaux. On voyait aussi quelques officiers de marine venus des nombreux bâtiments amarrés en aval du pont de Londres et dans les méandres qui les ramèneraient une fois de plus à la mer.

Ils s’arrêtèrent au croisement de deux sentiers. On pouvait entendre du Haendel, tandis que quelqu’un chantait Une fille de Richmond Hill. Et aucun ne gênait l’autre, songea Bolitho. Ou bien s’agissait-il véritablement d’un enchantement…

Tout à l’extrémité des jardins brillamment éclairés se trouvait la Promenade obscure. Catherine l’entraîna vers des recoins plus sombres où d’autres couples s’embrassaient ou se tenaient tout simplement enlacés, en silence.

Elle se retourna, leva son visage vers lui. L’obscurité la faisait paraître très pâle.

— Eh bien non, mon chéri, je ne suis encore jamais venue ici avec un autre.

— Je ne t’en aurais pas voulu, Kate. Ni à celui qui aurait perdu la tête pour toi comme je l’ai fait.

— Prends-moi dans tes bras. Embrasse-moi.

Il la sentit se courber sous lui, la force de leur amour lui donnait le vertige et lui faisait oublier toute prudence, toute réserve. Il l’entendit soupirer lorsqu’il l’embrassa dans le cou puis sur l’épaule, il la serra encore plus fort sans même jeter un regard à un couple d’amoureux qui passaient.

— Je te désire, Kate, lui fit-il, le nez enfoui contre sa peau.

Elle fit semblant de le repousser, mais il savait que son désir était partagé. Elle posa son éventail contre ses lèvres lorsqu’il la relâcha et lui dit :

— Tout d’abord, soupons. J’ai réservé un salon, nous serons seuls.

Et elle éclata d’un rire contagieux, un rire dont Bolitho s’était dit parfois qu’il ne l’entendrait jamais plus.

— Enfin, aussi seuls qu’on peut l’être dans un endroit comme les jardins d’agrément de Vauxhall !

Ils allèrent s’asseoir dans le petit salon parsemé de fleurs. Le temps passa à une vitesse incroyable. Ils dégustèrent du bout des lèvres des salades et du poulet rôti arrosés de vin, en écoutant la musique, mais s’écoutant surtout l’un l’autre.

— Je sais que tu me regardes, lui dit-elle.

Baissant les yeux, elle lui saisit la main de l’autre côté de la table.

— Tu me rends folle, je devrais avoir honte.

— Tu as un très joli cou, il est bien dommage de le cacher. Et pourtant…

Elle le regardait, qui était là, l’air rêveur.

— Je vais t’acheter quelque chose pour l’orner. Juste pour rehausser ce qui est déjà si ravissant.

— Ravissant à tes yeux, répondit-elle dans un sourire – et lui serrant la main à lui faire mal : Je t’aime, Richard. Tu ne sais pas à quel point.

Elle s’essuya les yeux du bord de son mouchoir.

— Voilà, regarde ce que tu as fait ! Lorsqu’elle releva le visage, ils étaient tout brillants : Allons chercher notre coquin de batelier. J’ai tellement envie de toi que je suis incapable d’attendre plus longtemps !

Ils reprirent le chemin qui menait à l’entrée. Catherine qui frissonnait un peu remit le grand châle sur ses épaules nues.

— J’aimerais que cet été ne finisse jamais.

Bolitho lui souriait, la passion et l’excitation lui tournaient la tête, comme s’il avait bu trop de vin.

— Attends-moi ici à l’abri. Je vais m’assurer que ce batelier que tu décris si bien a accosté.

Mais elle le rappela au moment où il passait le portail :

— Richard, j’adore tes cheveux lorsque tu es coiffé ainsi. Tu as l’air… si pimpant !

Elle le regarda disparaître dans l’obscurité et serra plus fort le châle sur ses épaules. Elle se retourna en entendant une voix :

— On est toute seule, ma chère ? Voilà quelqu’un qui devrait être moins négligent !

Elle resta parfaitement calme. Un capitaine de l’armée de terre, pas très vieux, dont le rictus indiquait qu’il avait trop bu.

— Allez-vous-en. Je ne suis pas seule et même si je l’étais…

— Doucement, ma belle, prenons notre temps.

Il s’approcha et elle vit qu’il titubait. Puis il tendit le bras pour lui arracher son châle.

— Une beauté pareille ne doit pas rester cachée !

— Lâchez ma femme.

Bolitho n’avait même pas élevé la voix.

— Il est complètement saoul, fit brièvement Catherine.

Le capitaine dévisagea un instant Bolitho avant de s’incliner, d’un air un peu moqueur :

— Je ne savais pas. Mais de toute manière, elle ressemblait au genre de femme qui accorderait ses faveurs à un malheureux soldat.

Bolitho avait l’air toujours aussi calme.

— Je vous en demanderais raison, monsieur…

Le capitaine partit d’un rire un peu niais.

— Et je vous l’accorderais à l’instant même !

Bolitho ouvrit son manteau.

— Vous ne m’avez pas laissé terminer. Je vous en demanderais raison si vous étiez un gentilhomme et non pas un misérable poivrot. Restons-en là – le vieux sabre sembla se retrouver comme par miracle dans sa main – … et immédiatement !

Un autre officier de l’armée de terre sortit des buissons et resta saisi en voyant la scène. Il était un peu gris, mais pas au point de ne pas voir le danger.

— Allez, viens donc, espèce d’idiot ! et se tournant vers Bolitho : Je vous demande pardon pour lui, amiral. Il n’est pas dans son état normal.

Bolitho avait l’œil dur.

— J’espère bien, en tout cas pour le salut de l’Angleterre.

Il remit son sabre au fourreau et tourna délibérément le dos aux deux individus.

— La plate est parée, madame.

Elle prit le bras qu’il lui tendait, il tremblait.

— Je ne t’avais encore jamais vu dans cet état.

— Désolé, je me suis conduit comme une tête brûlée d’aspirant.

— Tu es merveilleux, protesta-t-elle – elle leva le réticule qui lui pendait au poignet et ajouta : Mais s’il avait essayé de s’en prendre à toi, il aurait ramassé une balle dans le derrière pour le calmer un peu. Mon petit pistolet de voyage peut encore faire l’affaire dans ce genre de situation.

— Décidément, fit Bolitho en hochant la tête, tu me surprendras toujours !

Le temps que la plate fût parvenue au milieu du fleuve, manœuvrant avec agilité au milieu des embarcations qui offraient le même service, il s’était calmé. Il reprit :

— Cette soirée aura été un véritable enchantement, Kate. Je ne l’oublierai jamais.

Catherine jeta un coup d’œil au batelier avant de se pencher en laissant son châle glisser légèrement sur ses épaules. Elle lui murmura :

— Et ce n’est pas fini, comme tu vas bientôt pouvoir le découvrir.

Le batelier sauta de sa plate pour les aider à monter sur le quai.

Avec le métier qu’il faisait, il voyait toutes sortes de gens : des hommes accompagnés de la femme d’un autre, des marins avec leurs traînées, de jeunes voyous qui cherchaient une occasion de s’amuser ou une bonne dispute qui se terminerait au couteau. Mais ce soir, ses deux clients étaient des gens comme il n’en avait encore jamais vu et, pour quelque mystérieuse raison, il savait qu’il s’en souviendrait pour toujours. Il songea à la façon qu’il avait eue de la taquiner, avec son châle, et lui fit un sourire entendu. Cela en valait bien la peine.

Il les héla :

— Quand vous voudrez, sir Richard ! Demandez juste Bobby… tout le monde me connaît sur le fleuve !

La voiture que l’on avait mise à leur disposition était dans la file au milieu des autres. Les cochers somnolaient en attendant leurs maîtres qui étaient encore dans les jardins de Vauxhall.

Bolitho reconnut Ozzard dans la voiture à ses boutons dorés qui brillaient à la lueur des lanternes. C’était comme un avertissement tacite, il sentit que Catherine lui serrait plus fort le poignet.

— Quelque chose qui ne va pas, Ozzard ? Vous n’aviez pas besoin d’attendre dans la voiture.

— Un messager est venu de l’Amirauté, sir Richard. Je lui ai dit que je ne savais pas où vous étiez – au ton de sa voix, on devinait qu’il ne le lui aurait pas dit s’il l’avait su : Il vous a laissé un message, vous devez vous présenter à Lord Godschale demain matin à la première heure.

La cloche d’une église se mit à sonner quelque part, dans un autre monde. Aujourd’hui, fit Catherine d’une petite voix.

Lorsqu’ils atteignirent la demeure d’Arlington Street, Bolitho lui dit :

— Cela ne doit pas être si urgent, je n’ai même pas de bâtiment, et de toute manière…

— Et de toute manière, mon vaillant amiral, il nous reste encore la nuit !

Il la retrouva qui l’attendait près de l’une des fenêtres d’où, en plein jour, l’on apercevait le parc. Elle le regarda, presque impassible et lui dit :

— Prends-moi, fais de moi ce qu’il te plaît, mais aime-moi toujours.

En bas, dans la cuisine déserte, Allday était assis à la table bien briquée et remplissait avec grand soin une pipe en terre toute neuve. Achetée à Londres, elle lui avait coûté une fortune, mais il doutait qu’elle lui fît beaucoup d’usage.

Il avait entendu la voiture rentrer et vu Ozzard gagner tranquillement son lit. Quelque chose le préoccupait, il restait à l’écart. Il fallait qu’il tire au clair ce qu’il se passait.

Il alluma sa pipe et contempla la fumée qui s’élevait lentement dans l’air immobile. Puis il tira à lui un cruchon de rhum en essayant de ne pas penser aux autres, là-haut.

Bon, songeait-il, tout allait pour le mieux, elle allait cesser toute défense.

Il renifla un bon coup le goulot et avala une grande gorgée. D’une voix pâteuse, il laissa échapper :

— Qu’ils prennent bien garde aux grains, c’est tout ce que je leur demande !

Mais, quant à ces deux-là, il savait bien que cela ne ferait aucune différence.

 

Un seul vainqueur
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